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L’exigence de qualité chez l’artisan : plutôt que de « faire du sale boulot », réinventer le métier

Réalisations et projets - Publié le 25 novembre 2013 - Modifié le 23 janvier 2024

Qui?

Cette pâtisserie artisanale de quartier complète son activité par une sandwicherie et des boissons pour la restauration rapide. Sa particularité réside dans la structure de l’emploi de production : 2 artisans propriétaires à la fois patrons et opérateurs de production. Tout ce qui se fabrique dans cette pâtisserie passe par leurs mains. Un apprenti complète l’effectif de production. L’activité de vente au magasin est assurée par deux salariées, dont une à temps partiel, qui couvrent le temps d’ouverture au public.

Quel était le problème à régler ?

Comme bon nombre de pâtisseries artisanales, celle-ci est confrontée à la concurrence des produits de la pâtisserie industrielle vendus en supermarché. La demande, initiée par leur syndicat professionnel, consiste à examiner comment améliorer à la fois la performance et les conditions de travail de cette très petite entreprise, au niveau de l’organisation de la fabrication des produits. La question de la vente en magasin et de la GRH d’emploi ne fait pas partie des domaines à examiner pour amélioration.

Qu’ont-ils fait ?

La démarche s’est construite en deux étapes. D’abord une étape de diagnostic classique fait d’entretiens et d’observations, à la fois sur les gains de productivité et sur les conditions de travail. Cette étape a été suivie d’une étape de co-construction de solutions s’appuyant sur un outil de proposition de pistes standard de gain de productivité avec grille d’analyse d’impacts sur les autres enjeux (relations de travail, qualité des produits, conditions de travail, sécurité, hygiène).


L’aspect le plus original de la situation tient au caractère artisanal de l’entreprise: les patrons sont aussi opérateurs. L’articulation entre enjeux de productivité et de conditions de travail s’opère ici non pas dans un rapport social entre patron et salarié, mais dans un dilemme personnel de l’artisan qui, en quelque sorte, négocie avec lui-même ses propres conditions de travail. Et, à la sortie, l’arbitrage se fait souvent en faveur de la productivité plutôt qu’en faveur des conditions de travail: durée du travail? 70 h par semaine déclarées ! On n’améliore les conditions de travail que si la productivité n’en souffre pas. On a même l’impression qu’une compétition s’établit entre les deux associés en matière de résistance à la dureté du travail. La justification est la survie de la boutique, car en termes financiers «on ne gagne plus rien dans l’artisanat contrairement à avant»; «ce métier est condamné à disparaître»; «les clients préfèrent les produits high tech que la pâtisserie».


Dans ces conditions, les pratiques professionnelles ont déjà donné naissance à une organisation extrêmement tendue en termes de gains: les économies de mouvements, de rangement, de matière sont déjà poussées au maximum. La plupart des propositions d’amélioration de productivité faites en «live» lors des observations étaient généralement récusées à la manière des opérateurs ordinaires qui défendent la «qualité de leur travail»: telle économie de mouvement mettrait à mal «la recette» considérée comme sacrée; telle division du travail affecterait l’intérêt du travail et la qualité des produits.


Les contraintes de bâti fixées par l’habitat local sont importantes dans cette profession tant sur le plan de la productivité que des nuisances de santé et d’hygiène: étroitesse et vétusté des locaux, implantation peu judicieuse sur le plan des conditions de travail (lumière naturelle mal exploitée), répartition des surfaces sur plusieurs niveaux (3 ici), tout cela restreint les gains de productivité autant que de conditions de travail. La mécanisation et plus largement l’industrialisation interne de la production est limitée par les faibles volumes produits: pas moyens d’amortir les investissements.


En final, la voie de survie choisie par les artisans consiste, plutôt que de changer les «recettes» et les gestes de qualité qui font le cœur et l’âme du métier, à acheter des produits semi-finis (ou même parfois finis): pâtes préfabriquées prêtes à cuire ou à assembler etc. Ainsi, à l’abandon de la pureté intégrale des gestes de métier, on préfère l’achat de produits tout fait ; de haut de gamme, certes, mais dont la fabrication est industrielle, mécanisée et détachée de la gestuelle professionnelle !

Pour quels effets ?

Peu de marge de productivité dans cette structure sans agir sur le bâti et sans augmenter les volumes. Un déménagement est envisagé. Notre intervention, un peu à la marge des demandes habituelles, permet simplement des prises de conscience de certains faits:

- l’investissement des domaines de l’artisanat local par l’industrie nationale ou locale. Quelques hypothèses explicatives: baisse de compétitivité de l’industrie à l’échelon mondial, ce qui la ramène à l’échelon local? Baisse des revenus des ménages qui affecte les budgets alimentaires?

- l’attachement de l’artisan aux gestes et aux façons artisanales d’une part, et, d’autre part, en situation critique le renoncement ultime et paradoxal à ces mêmes façons par l’achat de semi-produit: l’artisan patron préfère ne pas faire le boulot plutôt que de faire du sale boulot.

- la réticence de certains artisans à transmettre leurs savoir-faire aux apprentis par crainte de former des concurrents : à l’apprenti qui pose des questions: «j’ai mis 15 ans à élaborer cette recette, tu ne t’imagines pas que je vais te la donner». Cette attitude, là aussi ultime, témoigne de la situation critique dans laquelle ils se trouvent.