Changements climatiques : « Le travail est la pierre angulaire des transitions »
Les réalités des changements climatiques affectent profondément nos modes de vie, nos sociétés. Dans quelle mesure affectent-elles particulièrement le travail ? Et en réciproque, comment agir sur le travail pour avancer dans une transition écologique et sociale qui soit juste ? Entretien avec Vincent Mandinaud, chargé de mission à l’Anact.
Actualité - Publié le 25 mai 2023 - Modifié le 30 juillet 2024
Températures particulièrement hautes à l'automne, sécheresse et canicule l’été dernier, une COP 27 sans détour sur l’urgence à agir... Dans quelle mesure les réalités du changement climatique peuvent-elles affecter le travail et son organisation
Si les manifestations du changement climatique peuvent avoir un impact direct sur la santé des travailleurs (NDLR, voir "en plus" en fin d'article) des problématiques organisationnelles et stratégiques se posent également pour les entreprises. Comment continuer à fonctionner en réduisant de façon drastique sa dépense énergétique et ses émissions carbone ? Comment anticiper et prévoir un fonctionnement en mode dégradé compte tenu de phénomènes susceptibles d’empêcher les populations de travailler ? Mais, de façon plus structurelle, comment anticiper et faire face à de difficultés d’approvisionnement en matière première ou en énergie, à leur enchérissement ? Autrement dit, comment prendre en charge la transformation attendue des régimes de travail - entendus à la fois comme les cadres économiques et sociaux d’une part, et les pratiques, manières et arts de faire d’autre part - pour répondre objectifs d’atténuation des « émissions carbone » et d’adaptation des organisations aux conséquences du changement climatique ?
Quels liens sont aujourd’hui avérés entre le travail et les changements climatiques. Quels impacts possibles du travail dans la transition écologique ?
Il fait aujourd’hui consensus dans la communauté scientifique et les autorités publiques que le réchauffement climatique que nous connaissons aujourd’hui est d’origine anthropique. C’est à dire que c’est l’activité humaine qui en est la principale cause.
L’accélération très marquée des émissions mondiales de CO2 mesurées dans l’atmosphère à partir du mitan du XXème siècle résulte prioritairement de la combustion du charbon, du gaz et du pétrole nécessaires à la production industrielle et au mode de vie qui lui est associé. La répartition géographique des émissions et sa dynamique (l’Asie et l’Occident d’un côté, et le Sud global de l’autre) ainsi que les potentiels impacts du réchauffement climatique donnent à voir de profondes inégalités. Et à bien comprendre la littérature savante et académique sur le sujet, le changement climatique, et plus largement les catastrophes écologiques en cours procèdent d’une rupture métabolique engagée au XIXème siècle. Elles résultent d’une triple surexploitation : de la nature, de la main d’œuvre et des populations autochtones. Elles renvoient donc à une certaine histoire du travail. L’organisation internationale du travail (OIT) cherche à transformer cela depuis déjà de nombreuses années en se donnant comme principes directeurs de développement durable la transition juste et le travail décent.
Car si elles peuvent être situées, les problématiques écologiques, et spécialement la question climatique, sont globales et ne connaissent pas les frontières. Les questions d’écologie et des conditions de travail doivent être pensées et agies sur l’ensemble de la chaine de valeur.
En France, la loi climat et résilience de 2021 prévoit que les CSE soient désormais informés et consultés sur les questions relatives aux stratégies et pratiques environnementales de l’entreprise. C’est là une manière de faire en sorte que les questions écologiques au travail ne sauraient seulement être une affaire de responsabilité et comportements individuel (écogestes), mais il s’agit d’une responsabilité collective, partagée, dans la façon d’organiser et de réaliser le travail, mais aussi de prévenir les risques et de protéger les travailleurs et les écosystèmes. Si en l’état actuel du cadre réglementaire le législateur n’oblige pas à négocier sur le sujet (sauf sur la GPEC pour les entreprises de plus de 300 salariés), rien n’empêche cependant les branches et les entreprises d’en prendre l’initiative.
« Cela suppose de soutenir le dialogue pour dépasser des antagonismes et construire de nouveaux compromis productifs »
Dans quelle mesure changer le travail est-il une des conditions pour réussir la transition écologique ?
L’organisation du travail et le développement des modes de production ont a eu jusqu’alors des conséquences délétères pour l’environnement, et plus profondément sur l’habitabilité de la terre. Il n’est pas réaliste de chercher à lutter contre le réchauffement climatique – qui n’est qu’une des neufs 'limites planétaires' en 2022 - sans mobiliser les entreprises et créer les conditions pour qu’elles transforment leurs manières de faire, d’investir, de produire, de consommer, de diriger, d’organiser le travail. Le travail est la pierre angulaire des transitions.
Mais la transition écologique ne peut pas seulement être comprise comme une transformation technique de procédés visant à limiter les émissions de gaz à effet de serre et protéger les infrastructures et les populations. Elle doit aussi être comprise comme une dynamique associant des changements culturels, sociaux, organisationnels, etc. Si elle concerne le vivant, l’écologie se rapporte aussi aux relations - elle est sociale - et aux états d’esprit - elle est mentale -.
Avec le changement climatique, ce sont les références, les habitudes, les relations aux choses, au temps, aux autres, à soi et au travail qui sont amenées à se transformer. La transition juste des entreprises ne se fera pas contre leurs dirigeants ou les travailleurs. Elle exige leur mobilisation et leur participation active. Cela suppose d’accompagner le changement structurel et culturel qu’elle constitue, et de soutenir le dialogue pour dépasser des antagonismes et construire de nouveaux compromis productifs écologiques et sociaux.
« La transition écologique offre une opportunité historique de changer de régime de travail, de réinventer le rapport au travail et les relations de travail »
Quels grands changements en matière de conditions de travail voit-on se profiler ?
Au-delà des risques globaux ou des questions relatives aux risques professionnels déjà identifiés, des questions relatives à la charge de travail, à la pénibilité du travail, aux horaires de travail, au temps de travail, aux collectifs de travail, au sens au travail, aux règles de métier, etc. ne manqueront pas de se poser à l’aune de la transition écologique des entreprises.
C’est aussi une perte de productivité dans de nombreux secteurs, comme l’agriculture, l’industrie ou la construction, le transport, le tourisme.
Le changement climatique c’est d’ores et déjà des milliards d’heures de travail perdues et des millions d’emplois menacés à travers le monde. Des entreprises mal préparées laisseront des ‘actifs échoués’. Le choc est socio-économique pour des travailleurs déjà vulnérabilisés par les inégalités économiques et sociales.
Trois grandes tendances semblent se dessiner et structurer les débats sur l’avenir des systèmes productifs. Pierre Charbonnier les nomme : le verdissement de l’économie de marché, le verdissement des compromis économiques et sociaux, la construction d’une société post-croissance, décoloniale et écoféministe. Plusieurs vocables sont d’ailleurs en usage : transition, reconversion, bifurcation, redirection, etc.
La transition écologique offre une opportunité historique de changer de régime de travail, de réinventer le rapport au travail et les relations de travail. Si l’avenir est incertain, une chose est sûre : le « business as usual » n’est plus tenable. Et il n’y sans doute pas une seule manière de faire face, pour les entreprises comme pour les travailleurs.
Les températures au travail en jeu
La question des températures au travail, parmi les effets les plus immédiats des changements climatiques, est une problématique de santé qui impacte l’organisation du travail. L’Anses prévoit des risques professionnels augmentés par les effets du changement climatique sur les milieux de travail. La confédération européenne des syndicats (CES) plaide pour l’adoption d’une législation européenne fixant une température maximale de travail. A ce jour, l’INRS considère qu’au-delà de 30°C pour un travailleur sédentaire, ou 28°C pour un travail nécessitant une activité physique, la chaleur peut constituer un risque. Au-dessus de 33°C, l’INRS considère que les travailleurs sont en danger.
Toutefois, aujourd’hui encore, le code du travail français ne fixe pas de seuil de température au-delà duquel l’activité le salarié pourrait quitter son poste. Il prévoit que l’employeur doit tenir à disposition des moyens d’hydratation, ou de ventilation pour le travail réalisé dans un espace fermé. Une disposition particulière pour la construction prévoit qu’en cas d’intempéries l’activité peut être suspendue par l’employeur après consultation du comité social et économique.