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Que font les 10 millions de malades ?

En France, le nombre de personnes en âge de travailler et concernées par une maladie chronique est en forte croissance. 10 millions, selon les dernières statistiques. Dominique Lhuilier et Anne-Marie Waser ont étudié leurs conditions de vie et de travail.

• État des lieux d’un phénomène en croissance

Dans leur dernier ouvrage « Que font les 10 millions de malades ? », Dominique LHUILIER et Anne-Marie WASER explorent des situations particulières des personnes atteintes de maladies chroniques évolutives (MCE) face à leur maladie et dans leur milieu professionnel. Ces MCE regroupent diverses pathologies : cancers, troubles psychiques, VIH, hépatites, pathologies articulaires et des os, neurologiques, cardiaques, gastro-intestinales, pulmonaires chroniques, addictions, troubles chroniques, narcolepsie, myopie, anorexie, troubles néphrologiques, fibromyalgies, diabète, maladie auto-immune, drépanocytose, maladies de la peau… et d’autres pluripathologies.

Une conception trop répandue de la maladie perçoit celle-ci uniquement « sous un versant négatif », c’est-à-dire comme un déficit, une charge qui mettrait en péril l’équilibre économique et financier des dispositifs de solidarités sociales. Or, les enquêtes menées par les auteures révèlent au contraire que la majorité des personnes atteintes, loin de s’installer dans la passivité et l’assistanat, souhaite reprendre une activité y compris professionnelle. Cette volonté de sortir du statut de malade les conduit à déployer beaucoup d’ingéniosités pour continuer à travailler avec et en dépit de leur maladie et des contraintes qu’elle impose (rythme et nature des soins, évolution, phases de crise, chronicité, etc.).

Vivre avec une maladie chronique est une expérience individuelle en lien avec les modalités de survenue de cette maladie (de naissance ou s’installant « silencieusement » du fait du vieillissement ou d’une usure prématurée). C’est également une expérience de vulnérabilité et de mise à l’épreuve de ses capacités d’adaptation. Car le monde du travail a ses propres exigences que la personne malade doit affronter, dans une double tension de contrôle de soi et de conformation aux contraintes organisationnelles (collectifs et processus de travail, horaires, etc.).

• Les caractéristiques du “ travail de santé “ par la personne atteinte d’une MCE

Pour les auteures, le travail de santé ne se réduit pas à la seule exécution de la prescription médicale. Il doit « composer avec les exigences et les contraintes d’autres  sphères de la vie et d’activités », c’est un travail « qui cherche à accroître les ressources qui permettent de vivre avec la maladie et sous traitement ». Avec un seul objectif : « Se maintenir en activité professionnelle peut se faire au risque de l’usure… ».

Mais pour Dominique LHUILIER et Anne-Marie WASER, cela « n’est pas sans coût (…) car la transformation des ressources consomme elle-même de l’énergie, l’échange peut s’épuiser, entraînant une détérioration du système entier des activités ». Avec force détails, elles décrivent les caractéristiques de ce «  travail de santé » qui recouvre à la fois :

       1) Les activités de soin (de soi)

Le temps du diagnostic puis de l’annonce de la maladie et de ses traitements (sans cesse adaptés) a un impact évident sur les trajectoires professionnelles. Un temps qui instille chez le malade le doute et les tensions, les dilemmes de la vie avec la maladie. Car, au fil des jours, et quelles que soient l’évolution de la maladie et son issue, le malade ne sort pas indemne d’une telle expérience. Parce qu’il en est profondément métamorphosé, « guérir n’est pas revenir » (Canguilhem, 2002).

2) les activités professionnelles et leurs aménagements (modalités de régulations collectives, de dynamiques positives ou d’empêchement aussi, etc.)

Dans leur analyse des différentes catégories de populations atteintes, les auteures nous décrivent des exemples de vies d’insécurité et d’insubordination au risque d’une précarité socio-sanitaire. Ainsi sont exposés entre autres les cas de migrants, souvent des sans-papiers, dont certains vivent des situations complexes dans leurs relations aux milieux de vie ordinaire et de travail. Et plus généralement, dans les entreprises, les approches ne sont pas uniformes car elles dépendent pour beaucoup de la nature de l’activité, des modes de régulation mis en place et surtout des marges de manœuvre plus ou moins importantes laissées dans la réalisation du travail. Les entreprises étudiées montrent à dessein la diversité des dispositifs mis en place pour prendre en compte le handicap ou la maladie chronique évolutive de leurs salariés atteints.

    3) les activités de construction de projets professionnels et de recherche d’emploi

Avec l’évolution des techniques de diagnostics et de traitements, on assiste à un renouvellement significatif de la pensée sur les rapports entre soin, guérison et maladie. Pour ces malades désormais, « le soin ne signifie pas guérison mais aménagement de la vie avec la maladie » (Morin, 2004), « une nouvelle dimension de la vie » (Canguilhem, 2002). Dans les faits, ce nouveau cadre de pensée a donné lieu à l’émergence de voies de transformation. Car désormais « la vie malade n’est plus pensée comme une vie diminuée mais une vie transformée par l’événement qu’est la maladie. Elle implique une existence modifiée, une allure différente, une conscience de sa propre vulnérabilité (Le Blanc, 2006), réinterrogeant les liens avec les autres qui sont largement démunis, désemparés, maladroits pour  agir avec les malades chroniques ». Les lieux de sociabilité (cercles, clubs, associations…) et le milieu de travail sont désormais des espaces d’entreprise, de restauration de soi.

• Conclusion

Pour les personnes atteintes de MCE, l’emploi participe au « travail de santé » parce qu’il permet le maintien ou la réinsertion socio-professionnelle. Pour éviter que les 10 millions de personnes atteintes de maladies chroniques évolutives ne soient marginalisées et poussées à l’exclusion, les auteures recommandent « que les conditions d’emploi soient celles qui permettent de respecter le travail de soin entrepris dans le temps du congé maladie et des possibles ruptures dues à l ‘évolution de la maladie ». Il faut que les conditions de travail prennent en compte cette réalité qu’est la maladie et offrent à la personne malade un environnement qui contribue à sa propre restauration et qui lui permette de participer à la performance de l’organisation.

Pour passer du pâtir à l’agir, Dominique LHUILIER et Anne-Marie WASER militent pour une ré-interrogation, une transformation des habitudes, des façons de faire et normes sociales dominantes. Et ce, autour d’une nouvelle conception de la santé comme une activité, une conquête… et non comme un état ou pire, comme un déficit.

 

Que font les 10 millions de malades ? I Dominique LHUILIER, Anne-Marie WASER I Éditions Érès, Coll. Clinique du travail, 2016, 344 p.

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