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Entreprise libérée : attention au dogmatisme !

Entreprise libérée

L’entreprise libérée fait beaucoup parler d’elle. A l’enthousiasme qui a suivi la publication d’un ouvrage et de reportages sur le sujet ont succédé ces derniers temps des critiques parfois radicales. Ce modèle peut-il être une source d’inspiration pour améliorer les situations de travail ? A quelles conditions ? L’analyse de Thierry Rousseau, chargé de mission au département Etudes capitalisation prospective de l’Anact.

Qu’est-ce qui caractérise l’entreprise libérée ?

T.R. : C’est une organisation où l’autonomie des salariés est fortement recommandée, voire imposée. La définition d’une mission stratégique par le leader est essentielle : c’est la condition de l’autonomie. Les salariés n’ont plus à se demander « comment » il faut faire mais « pourquoi » il faut le faire. Ils disposent alors d’une liberté complète de moyens et d’exécution, avec pour conséquence une responsabilité individuelle importante et une capacité d’auto-contrôle. Le contrôle de la gestion du temps, par exemple, est souvent supprimé. Autre élément important : la volonté de polyvalence, avec l’idée qu’il n’y a pas a priori de partage entre le « sale boulot » et les tâches nobles.

Ce modèle peut-il inspirer les démarches de qualité de vie au travail (QVT) promues par l’Anact ?

T.R. : Il y a indéniablement une analogie et une affinité entre la qualité de vie au travail et l’autonomie telle qu’on la retrouve dans l’entreprise libérée. Dans les deux modèles, il y a le souci de donner plus de marges de manœuvre aux salariés, d’élargir le spectre des décisions qu’ils peuvent prendre dans leur travail face aux événements et aux difficultés. Là où il peut y avoir divergence, c’est que la QVT entend outiller le dialogue sur les difficultés du travail entre managers, entre salariés, entre salariés et managers. Or cette volonté de discuter, de délibérer à propos du travail me semble peu explicite dans l’entreprise libérée.

Quels sont les points de vigilance à avoir vis-à-vis de l’entreprise libérée ?

T.R. : Mettre les personnes en situation de s’auto-organiser sans préciser les règles et surtout, sans discuter du travail, peut aboutir au sur-investissement et à la surcharge de travail puisqu’il faut tout faire pour assumer la situation. Qu’en est-il alors du droit du travail, de la durée légale du travail, des représentants du personnel (singulièrement absents des récits d’entreprises libérées, d’ailleurs) ? La question des fonctions de chacun et de la reconnaissance ne sont pas traitées. Ce n’est pas tout de prôner une certaine égalité formelle. Dans la réalité, c’est plus compliqué. Il faut, si l’on veut rendre de l’autonomie, l’institutionnaliser, c’est-à-dire préciser dans des règles communes les façons de faire, de régler les litiges, etc.

Autre point : que fait-on avec ceux qui ne veulent pas jouer le jeu ou se sentent mal à l’aise avec ce jeu de la liberté ?

Dans l’entreprise libérée, chacun devient un petit entrepreneur personnel. Cela peut être difficile à vivre et peut conduire à des départs (il semble qu’il y ait un turn over important, de l’ordre de 15 à 20 %, dans certaines entreprises). De même, l’auto-contrôle exige une discipline de soi forte et peut créer un cadre plus rigide que si l’on était contrôlé du dehors. Le risque de charge psychique est alors important.

Comment expliquez-vous le succès du concept d’entreprise libérée ?

Il s’explique par une certaine fatigue des salariés, une déception aussi vis-à-vis du fonctionnement actuel des entreprises. Il est donc facile de partager le diagnostic d’Isaac Getz et de Brian M. Carney, les auteurs de l’ouvrage qui a lancé le concept d’entreprise libérée, Liberté &Cie. Car, en effet, l’empêchement au travail est une réalité qui peut être très pesante. La question est de savoir si l’entreprise libérée permet vraiment de construire une réponse à l’entreprise classique. Pour l’instant on manque encore de recul pour le savoir vraiment. Toujours est-il qu’il faut se garder d’appliquer le modèle de façon dogmatique, d’autant plus qu’il est peu formalisé. Pour réussir le passage à l’entreprise libérée, les acteurs ont intérêt à l’adapter à l’existant et à inventer, à partir de leur propre situation, un mode d’organisation qui produit à la fois du bien-être et de la performance.

Lire la synthèse documentaire de l'Anact : "L’entreprise libérée", septembre 2015.

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